Tous mes remerciements à Rémy, pour cet avis des plus encourageants et son autorisation de diffusion ici.
Rémy Gillet est l’auteur de Profs de français: Au secours, essai humaniste et bienveillant « écrit en réaction à la situation de l’enseignement du français aujourd’hui », des Aventures du P’tit Rémy, plongée dans des souvenirs remontant aux années 1974-1956, et de l’ouvrage D’hier à demain: Science-Fiction, essais et récits, traitant du « monde à venir et [de] l’idée qu’on s’en faisait et qu’on s’en fait encore »
Le Sceptre et la lancette de Tom Larret (tome 1 des « Chroniques de Guensorde »)
Quelques remarques par Rémy Gillet :
C’est une saga, en effet, c’est-à-dire une fresque épique dans la plus belle tradition du genre, encore que l’autrice innove quelque peu dans la mesure où le rôle qu’y jouent les femmes est plus important qu’à l’ordinaire… et cela même si le tout puissant souverain est bien un mâle, et de la plus belle ou de la pire espèce !…
Conséquence, et comme bien souvent avec la SF ou la Fantasy, il est assez évident que, par-delà un fort dépaysement, le roman peut aussi nous renvoyer une image assez précise de l’humaine condition en général… et en particulier de la perception plutôt pessimiste qu’on en a aujourd’hui.
Frappe d’abord, à la lecture de ce premier volume, l’étonnante diversité des personnages ; et avec quelle hiérarchie ! Même si les Dieux se sont retirés on ne sait trop où, ils semblent pourtant présents, de temps en temps (ou du moins peut-on le croire)… Viennent ensuite les Incarnés (dont les pouvoirs peuvent faire penser à ceux des X-Men de Marvel) ; mais il faut ici noter qu’ils sont bien loin d’être égaux entre eux puisqu’ils doivent tous ou presque s’agenouiller devant le premier d’entre eux, Anverion, le Dieu Roi (dont le moindre des desiderata n’est pas sans rappeler le « bon plaisir » de Louis XIV ou les fantaisies des quelques hyper-riches de notre siècle)…
Après cela, les Humains pourraient paraître insignifiants tant ils semblent moins bien dotés que les Incarnés ; pourtant leurs simples compétences leur sont des atouts non négligeables et l’habileté de Tom Larret va justement consister à proposer un face à face improbable entre le Dieu Roi lui-même et son médecin en second, Aldanor, Humaine à la fois prude et loyale, mais aussi sensible et même audacieuse dans ses actes et dans ses propos (à noter ici que, même clairement expliquée par ses origines familiales, la loyauté dont elle fait preuve peut quand même paraître parfois déconcertante).
Résultat : même si c’est de façon schématique, Incarnés et Humains paraissent préfigurer cette humanité duale que nous « promettent » les transhumanistes avec quelques individus « augmentés » grâce à la technologie face à plein de gens « ordinaires »… Au-delà, reste à remarquer ce mystérieux personnage-objet, « l’Idée » : son but est de renverser Anverion ; mais on ne le comprend que peu à peu et bien partiellement à travers des comparses ; et cela sans jamais vraiment le découvrir.
C’est souligner ici, au niveau du récit, une puissance narrative qui ne se dément pratiquement jamais : les événements se succèdent (souvent) ou convergent (parfois) pour mettre en scène l’ivresse du pouvoir chez les puissants et l’habileté que doivent déployer tous les autres pour tenter de simplement survivre… Sur ce plan, l’autrice est sans cesse ou presque à renouveler notre horizon d’attente, y compris dans les moments de moindre intensité narrative : par exemple, on pourrait croire l’action suspendue lors des festivités données à la fin ; or il n’en est rien ; et cela se voit jusque dans la dernière phrase du roman (qui concerne le sort de l’assistante d’Aldanor)… Seules exceptions, ces quelques retours en arrière visant à donner les explications nécessaires à la compréhension de l’action (mais même dans ce cas, suspendre ainsi l’action en renforce finalement l’attente).
Mais cela ne serait pas grand-chose si le récit n’était pas servi par une langue très maîtrisée avec un vocabulaire riche, une syntaxe efficace, des variations stylistiques en phase avec les événements ou les personnages (par exemple dans les paroles prêtées à des paysans d’une contrée un peu lointaine)… Et cela va jusque dans certains détails : ainsi, mettre systématiquement une majuscule à « Incarné » et à « Humain » souligne que l’écart entre les deux est peut-être moindre que ne le disent leurs faits et gestes (cela étant, dans plusieurs cas précis, je n’ai pas perçu l’intérêt d’employer le conditionnel présent à la place de l’indicatif futur : voir certains propos d’Anverion)
Reste que, comme le dit l’autrice elle-même, le récit s’adresse d’évidence à des « adultes avertis » : la violence y est omniprésente, comme naturelle (ce qui n’est pas anormal après tout) et avec tous ses prolongements (ou toutes ses perversions diront plutôt certains) : la méchanceté, la cruauté et le sadisme sont des « qualités » fort bien partagées par les puissants de Guensorde ; ils pratiquent sans trop de retenue les punitions corporelles (souvent mortelles) et la torture (bien sûr « raffinée »), et cela avec une délectation morbide qui en dit long sur leurs désirs et sur leurs frustrations… Et là-dessus, il faut bien dire qu’Incarnés ou non, ils sont finalement très humains !
Est-ce là être trop pessimiste ?… Pas si sûr : notre monde ressence régulièrement des atrocités commises par telle ou telle puissance au nom de « l’intérêt supérieur de l’État » ; et il assiste assez souvent à des « arrangements » entre gens de pouvoir qui rappellent ceux qui se font autour d’Anverion ; du reste, et comme bien des puissants, celui-ci a beaucoup de défauts mais aussi de réelles qualités qui le rendent au moins intéressant (et il le faut bien, ne serait-ce que pour maintenir l’attention du lecteur). Bref, au regard du monde réel, le monde de Guensorde ne nous est pas aussi étranger qu’on aimerait le croire.
Au-delà, certains aimeraient peut-être un peu plus d’optimisme ; et la dernière phrase du roman ne l’est évidemment pas. Pourtant, les ambiguïtés des deux principaux personnages, en excluant un manichéisme simpliste, ouvrent des possibilités qui n’excluent pas une vision un peu moins féroce du monde de Guensorde ; et cela est bien sûr renforcé par l’existence fort mystérieuse de « l’Idée »…
Bref, il y a de quoi vouloir lire la suite !