La Honte

Auteur : Annie Ernaux
Édition : Folio
Date: 1996
Genre: Éolienne
Au moment de le refermer, j’ai compris que je tenais entre les mains un opus qui deviendrait, dans un avenir très proche, essentiel à l’humanité. Sa portabilité, associée à cette stupéfiante faculté à brasser de l’air sans avoir jamais usé la moindre énergie, en fait l’allié idéal contre les plus ardentes canicules du réchauffement climatique.
Indispensable, donc, à la fraîcheur des foyers, mais sans doute pas à la littérature. Il s’agit pourtant d’un livre, comme Annie Ernaux nous le reprécise toutes les dix lignes environ. Le rappel s’avère en fin de compte assez nécessaire tant il est ardu de faire la différence entre son texte et celui du guide de montage et d’utilisation d’un canapé d’appoint convertible. Pour être juste, il faut tout de même signaler que la narration de l’un ménage plus de suspense, de réflexions, et d’émotions que l’autre. Vais-je pouvoir fixer la barre latérale B dans les encoches G à l’aide des vis 3, 6, et 8 ? Ah ! Voilà donc l’usage du ressort J que je pensais devoir tendre entre les repères III et V, mais non ! Quoi ? Les charnières E et F peuvent se bloquer à 127° en mode relax ? Magnifique !
En ce qui concerne La Honte, il surpasse tout de même la notice de montage en précision, car l’autrice prend le plus grand soin de réexpliquer, dans de longs paragraphes entre parenthèses, ce qu’elle a voulu dire en page précédente, avec peu ou prou les mêmes mots, mais en ôtant les verbes et la plupart des articles. Voire parfois même la ponctuation, déroulant par d’innombrables retours à la ligne des thèmes plus ou moins corrélés. Une épuration magistrale du style, à la concision et la sobriété que même une liste de courses chez Bricorama ne parviendrait pas à atteindre. Néanmoins, l’autrice prend soin d’enrober son écriture visionnaire d’une gluante humilité à la sincérité douteuse.
Le tout s’accumule donc sans vraiment de lien ni de direction, sautant d’un souvenir d’adolescence à la longue description des photos d’elle à cette époque, de la topographie détaillée d’Yvetot en 1952, des voyageurs d’un car touristique, des sentiments ambigus d’Annie pour son caca abandonné sur une aire routière, de son missel, dans un bavardage qui n’éclaire en rien les pages précédentes ni ne prépare les suivantes. Ce genre littéraire est souvent qualifié d’auto-fiction, quel dommage ici d’avoir ôté la fiction…
Ici et là surviennent, presque étonnées d’elles-mêmes, quelques idées dignes d’intérêt, bien vite effarouchées par les boursouflures d’orgueil qui gonflent et se tordent dans ce texte, et qui replongent aussitôt sans se laisser développer.
La lapidaire quatrième de couverture précise que l’autrice a « toujours eu envie d’écrire des livres dont il [lui] soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable ». Mais Annie Ernaux, en adulte responsable, ne cède manifestement pas à toutes ses envies, en tout cas pas avec ce texte. Elle livre ici un ouvrage tout simplement oubliable.
Tom Larret